Les marchés agricoles à la traîne
La 32e édition du rapport CyclOpe sur les marchés mondiaux, parue le 16 mai, montre un « atterrissage de plus en plus douloureux » concernant l'agriculture, selon les termes de l'économiste Philippe Chalmin, co-directeur de cet ouvrage de référence. Si la prospérité est de retour sur la planète économique, elle ne profite pas vraiment aux agriculteurs. Les prix des céréales restent « désespérément bas » avec, séquence très rare, une production mondiale de blé supérieure à la consommation pour la sixième fois d'affilée. Ceux du sucre s'effondrent au moment où l'Union européenne libéralise son marché, s'exposant davantage à la concurrence internationale. Côté viande, le porc montre une dépendance vis-à-vis de la demande chinoise, déterminante mais imprévisible.
Après la flambée des prix du « choc » de 2006-2014, suivi d'un « contre-choc », « nous avons eu un rebond des marchés de matières premières en 2017 à une exception notable :
les marchés agricoles au sens large, des céréales et du sucre au sens plus étroit, connaissent un atterrissage de plus en plus douloureux », a déclaré Philippe Chalmin, professeur d'histoire économique à l'université Paris-Dauphine, lors d'une présentation de CyclOpe.
Si la bible des matières premières célèbre le retour de la croissance mondiale, cette dernière ne profite pas aux agriculteurs, toujours fragilisés par des cours déprimés. « Der Himmel lacht, Die Erde jubilieret », (le ciel rayonne, la terre jubile) : cette 32e édition du rapport annuel Cyclope met l'accent sur une croissance économique qui « frôle les 4 % comme au début du siècle ». Mais « sur les grands marchés agricoles, les grands produits végétaux, il n'y a malheureusement pas grand-chose à espérer, du point de vue du réajustement des déséquilibres mondiaux », considère Philippe Chalmin.
Une surproduction de blé pour la 6e année de suite
La production mondiale de blé dépasse la consommation pour la sixième campagne d'affilée, note CyclOpe. Quand l'ombre d'un potentiel accident se profile, les opérateurs se jettent sur cette opportunité, les cours se gonflent brièvement, pour retomber rapidement à leurs niveaux antérieurs sans dessiner aucune tendance durable, peut-on lire. « Les prix céréaliers restent désespérément bas », a souligné le coauteur François Luguenot. « C'est une partie du malheur général : aujourd'hui, le modèle agricole ne permet plus de gérer le risque de production, le risque de revenu », a-t-il poursuivi, mettant en exergue la situation difficile des exploitations de grandes cultures. Le seul espoir de redressement des cours céréaliers est à chercher, selon lui, autour de la mer Noire : si un accident météo détruisait 20 Mt de blé, alors une nouvelle tendance haussière pourrait apparaître. Car les marchés apparaissent largement dominés par la Russie et l'Ukraine, qui « font les prix ». Si des observateurs estiment que faire concurrence à ces pays est devenu vain, Philippe Chalmin relève que la France, notamment, a « l'une des productions de blé parmi les plus efficientes au monde » : «Le modèle peut évoluer, mais il serait absurde de tirer un trait sur les capacités d'exportation européennes en général et françaises en particulier ».
Effondrement des cours du sucre
Le secteur du sucre souffre, lui aussi, d'une surproduction. Alors que l'Europe a mis fin en 2017 à la Pac ancienne formule, celle des quotas, cette évolution est intervenue « au pire des moments en termes de conditions de marché », relève Philippe Chalmin, qui souligne notamment l'explosion de la production indienne, avec une augmentation de 4,5 Mt. L'UE enregistre une récolte très abondante autour de 20,6 Mt (+23 % par rapport à 2016-2017). Résultat, « un excédent mondial dépassant les 10 Mt, sur une production de l'ordre de 180 Mt », souligne-t-il (la première estimation de Licht sur 2018-2019 montre un surplus de 7,7 Mt). Et « les prix s'effondrent » : après les quelque 30 cts/lb voire davantage au plus haut de la décennie, ils ont plafonné à 15,3 cts/lb au 2e semestre 2017 et désormais « on parle de cours à un seul chiffre » pour le sucre brut.
De l'huile en abondance
Côté oléoprotéagineux, le marché mondial croule sous une abondance des récoltes. Soja, colza, tournesol, palme, graines, huiles et tourteaux : jamais la planète n'a autant produit. Les stocks de soja frôlent les 100 Mt et ceux d'huile de palme atteignent des sommets. Les flux mondiaux culminent également à des niveaux records, avec la Chine qui importe presque 100 Mt de soja. La consommation de viandes continue de croître et la demande en tourteaux pour l'élevage suit. Ce besoin en protéines conduit à triturer toujours plus de graines oléagineuses et donc à produire davantage d'huile. Problème, la demande alimentaire en huile progresse moins vite. « Les politiques des Etats sur les biocarburants seront déterminantes pour absorber cet excédent d'offre », avance CyclOpe.
Viande porcine : « un horizon moins brillant »
« L'horizon porcin est devenu moins brillant », observe Philippe Chalmin, soulignant une « extrême dépendance du marché vis-à-vis de la Chine ». Les prix ont bien progressé en 2017 (+5 %), soutenus par une croissance modeste de la production et une demande chinoise toujours importante. Toutefois ils reculent depuis la fin d'année et début 2018 sous l'effet de la hausse de la production, des ventes sud-américaines, et de la baisse du dollar. « Fait inquiétant, les prix du porc se sont effondrés en Chine, relève l'économiste. Cela est lié à des investissements massifs dans des élevages modernes. » L'empire du Milieu a réduit ses importations. CyclOpe voit désormais à travers la planète des prix domestiques plus volatils, moins soumis au fameux cycle du porc et surtout plus sensibles aux variations rapides des marchés mondiaux. En 2018, le prix du porc subira une pression à la baisse, annonce le rapport.
Forte progression de la production américaine, affaiblissement du billet vert, moindre demande chinoise apparaissent comme des facteurs de repli évidents. « La bonne nouvelle, c'est que le porc entre dans le viseur de Pékin contre Washington », tempère Philippe Chalmin. Les menaces américaines de surtaxation de l'acier et de l'aluminium chinois pourraient en effet aboutir à un contre-embargo sur le porc US, ce qui serait de nature à changer l'équilibre du marché, notamment au profit des Européens.
Volaille : des prix sous pression
La forte demande en protéines animales dans les grands pays émergents (Chine, Inde, Brésil, Mexique notamment) continue à stimuler la consommation mondiale de viande de volaille. Celle-ci a néanmoins enregistré en 2017 une modeste progression (+1 %) pour la deuxième année consécutive, essentiellement du fait d'un recul en Chine, toujours handicapée par les ennuis sanitaires. Le rapport met en avant la remontée des prix du pétrole depuis mi-2017, qui favorise le commerce en augmentant les recettes et donc les achats des importateurs traditionnels de volaille (Proche et Moyen-Orient, Mexique). Mais la hausse de l'euro handicape les exportations européennes face à un real et à un dollar en baisse. La pression du Brésil sur les prix reste très forte, à 1 000 EUR/t contre 1 900 EUR/t en Europe. CyclOpe anticipe en 2018 un maintien de la lourdeur des cours, vu le rebond de l'offre, des disponibilités à l'export aux États-Unis, en Europe, et de l'évolution des monnaies.
Fort déséquilibre des marchés du lait et produits laitiers
Le fait marquant de 2017 est le gros écart de prix entre produits laitiers. D'un côté, le beurre a battu des records durant l'été sous l'effet d'une offre très inférieure à la demande. De l'autre, la poudre maigre est apparue en déclin avec une demande insuffisante, des stocks publics européens toujours « pléthoriques », l'arrêt de l'intervention communautaire au 1er septembre. À l'instar de l'an dernier, « l'année 2018 s'annonce fortement déséquilibrée », prédit le rapport. Côté offre, la hausse de la collecte européenne observée depuis la fin de l'été devrait se poursuivre grâce à des stocks de fourrages abondants. Côté demande, le dynamisme des matières grasses devrait se maintenir, soutenant les cours et par là un net décalage de valorisation entre le beurre et la poudre maigre.